Zangarna

Zangarna.
Nom masculin.

Païen, mécréant. (Bon à rien.)

Ƶ

L’appellation chrétienne est encore plus gênante. Qui est chrétien, aux yeux de Dieu, et qui ne l’est pas ? Qui est plus aimé de Dieu du zangarna baptisé en bonne et due forme, avec parrain, marraine, dragées, brioches et robe blanche, ou les plus sincères des adorateurs de Ram, de Shiva, de Vishnu, qui connaissent autant les Evangiles que les Upanishads et le Mahabharata, des croyants clamant plusieurs fois par jour et de toute la force de leurs haut-parleurs la grandeur du Dieu Unique, le Dieu d’Ibrahim, de Yacoob et d’Issac, et qui se souhaitent : Salaam alaikhoum ! comme le Christ nous dit : «[La] Paix soit avec vous» ?
(Yvan Martial, La Vie catholique, 4 au 10 mai 2007.)

Mais gare aux zangarnas comme toi, Quincois ! Si tu as un grigri sur toi, jette le vite à la mer, dès que tu as aperçu une baleine ; sans ça, elle te poursuivra jusqu’à ce qu’elle ait coulé ton bateau !
ZANGARNA. – (Corruption de Jaggernaut): boudhiste, adepte des rites de Jaggernaut et, par extension, païen, non-chrétien – voire, mauvais chrétien
(Savinien Mérédac, Polyte (page 99), 1926.)

J’ajouterai, mieux les préparer pour mieux les contrôler. Pour soi-disant ne pas laisser les gens — perçus comme des zangarna — qui se séparent de leur confession sans spiritualité.”
zangarna : personne ou gens vivant sans foi religieuse
.”
(Christian Némorin, Une Île inachevée, 2008.)

ZANGARNA. Païen, homme sans religion, impie ; par extension, hérétique. ETYM : Jaggurnaut, ville de l’Inde […].”
(Robert Furlong et Vicram Ramharai, Panorama de la littérature mauricienne: la production créolophone. Des origines à l’indépendance, 2007.)

Wi, mo dakor; akoz bannla nou dan pens.
Bann sal Zangarna! Payen! Zanfan Satan!

(Dev Virahsawmy, Karay So (pou Gérard Sullivan), 9 long poem, 2006.)

Parski mo lapo maron,
Parski mo seve nwar-drwat,
Parski mo al sivala
To dir mo enn zangarna.
Parski nou pa koz parey,
Parski mo met langouti,
Parski mo manz farata
To dir mo enn bachara
.”
(Dev Virahsawmy, novembre 2007.)

When some Mauritians choose to call their Hindu neighbour Zangarna, they unconsciously pronounce the name Jugannath, the Lord of the Universe.
(Sookdeo Bissoondoyal, A Concise History of Mauritius, 1965.)

Anou ekout enn parol dan segon liv Martir Izrael (7,1-2.9-14)
[…]
9   Zis avan li rann so dernie soupir, deziem frer- la dir lerwa: «To enn zangarna, to pe tir nou lavi lor later azordi, me akoz nou fidel ar lalwa, lerwa liniver pou resisit nou, pou donn nou lavi eternel.»
(La Vie catholique, 05 au 11 novembre 2010.)

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L’expression est relativement rare (elle ne figure d’ailleurs pas dans le Diksioner morisien de Carpooran), ce qui expliquerait sans doute pourquoi le sens qui s’y attache peut varier d’un locuteur à un autre. Pour une partie des gens, le terme zangarna est lié à la religion et s’utilise pour parler de celui qui ne croit pas en Dieu, ou dont la pratique religieuse laisse à désirer — autrement dit un mécréant (un mauvais croyant), un misbeliever, un apikoros. Pour une autre partie, un zangarna est “un bougre qui ne fait rien de sa vie”, un type qui se laisse aller et qui se moque de ce que la société peut penser de lui — autrement dit un traîne-savate, un jean-foutre, un bon-à-rien. Cette deuxième acception dérive certainement de la première. Le fait d’être un mécréant étant moralement condamnable, le terme possède une connotation suffisamment péjorative pour être employé en tant que terme de reproche dans d’autres contextes, d’où l’extension ou le changement de sens. On remarquera toutefois que dans le 8e et dernier exemple d’utilisation ci-dessus, le passage biblique en créole “to enn zangarna” provient du texte suivant (cité plus bas dans l’article de La Vie catholique) : “tu es un scélérat” — scélératesse se rattachant sans nul doute au fait d’être un bon-à-rien.

Baker & Hookoomsing, Dictionnaire du créole mauricien, page 341.

Baker & Hookoomsing, Dictionnaire du créole mauricien, page 341.

Selon MM. Baker et Hookoomsing, l’expression vient du nom d’une divinité hindoue dont le temple principal se trouve dans la ville de Puri en Orissa, sur la côte est de la péninsule indienne, au bord du golfe du Bengale. Dans cette ville est vénéré Jagannath, lequel est une manifestation de Krishna, donc de Vishnou. La statue du dieu, peinte en noir, est dotée de grands yeux, d’une grande bouche et de bras courts. Au cours de la grande fête annuelle qui a lieu au mois de juin ou juillet — le Ratha Yatra —, trois énormes chariots (ratha) sont construits pour abriter et transporter Jagannath, son frère et sa sœur. Cette fête a lieu dans une atmosphère de grand enthousiasme, de nombreux pélerins venant à Puri afin d’avoir la bénédiction de la vue du dieu (son darshan). La foule en liesse et la vénération prodiguée à la trinité composée de Jagannath, de Balarama et de Subhadra ont suffisamment frappé les Européens — surtout les plus puritains et les plus empreints de préjugés — pour que ceux-ci associent le culte de Jagannath à la plus condamnable des formes d’idolâtrie.

Procession de Jagannath à Puri.

Procession de Jagannath à Puri.

En 1806, un missionnaire écossais, Claudius Buchanan, a assisté au festival des chariots et en a donné un compte rendu empreint de critique. Ce “reportage” figure sous forme de journal dans ses Christian Researches in Asia, publiées en 1811, la condamnation morale du puritain clergyman Britannique envers ces rituels qu’il réprouve apparaissant à chacune de ses phrases ou presque :

I have seen Juggernaut. […] The idol called Juggernaut has been considered as the Moloch of the present age; and he is justly so named, for the sacrifices offered up to him by self-devotment, are not less criminal, perhaps not less numerous, than those recorded of the Moloch of Canaan.

The idol is a block of wood, having a frightful visage painted black, with a distended mouth of a bloody colour.

Le mépris des Anglais pour les croyances et les coutumes indiennes se sont exprimées — y compris par écrit — tout au long du XIXe siècle, et même au-delà (cf. les commentaires de Winston Churchill sur Gandhi en 1930 ou sur ce qu’il aurait qualifié de “beastly religion”). Il n’est donc pas particulièrement étonnant de voir que, impressionnés par des rites qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils désapprouvaient, les Européens aient utilisés les mots indiens attachés à ces cultes pour en faire des expressions connotées négativement, d’où “juggernaut” en Grande-Bretagne ou “zangarna” à Maurice.

Oxford English Dictionary (Shorter), third edition.

Oxford English Dictionary (Shorter), third edition.

Longtemps avant le peintre Xavier Le Juge (1939, 1952), François Chrestien a traduit des fables de La Fontaine en créole. C’est ainsi que dans ses Essais d’un bobre africain (1822 1ère édition, 1831 2e édition, 1869 3e édition), en traduisant Le Rat qui s’est retiré du monde, pour faire plus “couleur locale” il transforme l’exotique mot “derviche” en “prêtre zanguerna” :

Pretre_zanguerna--Francois_Chrestien--Les-Essais_d'un_bobre_africain_(1831)--page_146

À Maurice on trouve un certain nombre de patronymes dérivés du nom de Jagannath, le Seigneur de l’Univers. Au cours du XIXe siècle, probablement à l’arrivée des immigrants indiens à Port-Louis, ces noms, transcrits en alphabet latin, ont reçu des graphies diverses, comme on s’en rend compte aujourd’hui encore.

Extraits de l'annuaire téléphonique (2014).

Extraits de l’annuaire téléphonique (2014).

Il ne nous a pas semblé, cependant, que ces noms aient jamais été associés au mot mauricien zangarna, ni même au mot anglais juggernaut. S’il existe une parenté étymologique entre eux, cela ne s’est jamais concrétisé ni dans les esprits ni dans le langage. À tout seigneur, tout honneur.

Jagarnath Lane

Jagarnath Lane

14 réponses à “Zangarna

  1. Ma mémoire est encore bonne. Devinez où, quand, et sous le clavier de qui, j’ai découvert le zangarna.
    Top chrono.
    Trop tard! Voici la réponse :

    En effet, Leveto, la ville de Puri, sur la côte Est de la péninsule, est célèbre pour son temple dédié à un avatar de Vishnou connu sous le nom de Jagannath, nom ayant donné le mot anglais juggernaut (force destructrice inexorable écrasant tout sur son passage) ainsi que le mot mauricien zangarna (païen, mécréant).

    C’était là.

    Ceci dit, je vois que vous avez bien fouillé le sujet … Ah! La traduction de la fable de La Fontaine!

    Et j’en reviens encore, désolé, à moi : si je peux sans rougir me considérer comme un zangarna dans son premier sens de mécréant ( voire non-croyant ), je m’insurge avec véhémence contre son sens péjoratif de bon à rien: il y a des tas de choses auxquelles je suis bon.

  2. LOuise Lagessse

    Extrêmement passionnant tous ces commentaires sur les zangarrnatisme…
    Qui se souvient de ce jeu..ou l on battait le compte sur chaque participant..
    <<<<Zangarna zangarna bé be…To piti pou li…<<<.
    Que disions nous sans le comprendre ???

  3. Note that the SOED text you quote is from the OED1, and was published in 1901. Hopefully the OED3 will at least remove « uncouth ». The quotations imply that self-immolation was still happening in 1638, but had « happily long ceased » by 1825; however, Indian sources suggest that such deaths were accidental, the result of overcrowded streets.

  4. Siganus Sutor

    En effet, Leveto, votre mémoire est impressionnante, tout zangarna que vous déclariez être, et on ne peut que s’incliner devant elle. Pour ce qui est des fables de La Fontaine en créole, le peintre nommé plus haut (Xavier Le Juge) en a spécifiquement fait deux volumes. Elles sont savoureuses, suffisamment pour que des copains de classe français en ramènent avec eux à leur retour en France, et que cela amuse beaucoup les gens à qui ils les montrent. Peut-être aurais-je pu / dû en reproduire quelques-unes ici, sur ce blog consacré aux questions de langage à Maurice.

    Louise, je ne me souviens pas de ce jeu, et je ne crois pas en avoir jamais entendu parler. Comment y jouait-on ? Que fallait-il faire ?

    John, my copy of the SOED, from which this extract is taken, was printed in 1967. That should have given the authors ample time to put the record straight when it comes to throwing oneself under the wheels of a chariot. But true or false, accidental or intentional, this is now part of the myth associated with the word juggernaut. The word uncouth may also sound rude, or crude, but it describes relatively well the three murtis, which are said to have been made with simple logs washed ashore. There is no vulgarity in them, but they are definitely coarse, i.e. unrefined. It must however be kept in mind that Siva himself is often represented by a simple stone, not to mention the « seven sisters » — https://www.facebook.com/photo.php?fbid=760244657350163&l=ca65702e5b

  5. Linus Aśwapati

    É vous là, Sigane,

    vous ein p’ti malin. Ein bon p’ti lartic pou nous nouveau Minis Prince!

    Quand je n’allais à la Messe hebdomadaire, ma grande-tante me traitait de « jeangarnat ».

  6. Siganus Sutor

    « Jangarna », avec un [j] comme dans « jambe » ou « Jean XXIII » ? Voilà qui est intéressant. C’est plus proche de Jagannath que ne l’est « zangarna », mais il se peut qu’il y ait aussi là une forme de correction. Je ne parle bien sûr pas d’une correction par les urnes, mais d’une correction langagière. Tout le monde ou presque sait que le son j- en français a donné z- en créole (zénou, laz, zak, etc.), et il se peut que mentalement on remplace le z- par un j- en faisant le trajet inverse : zangarna = créole, jangarna = français.

    Un brouillon de ce billet existait depuis longtemps. La tentation a été trop forte pour ne pas le terminer maintenant, en hommage au Lord of the World, Jagat Nath.

  7. Hé bé, moi qui ai fréquenté les églises pendant 7 ans dans une soutane (sans jamais avoir reçu un Bounty), je n’ai jamais entendu ce mot ni en français (local) ni en créole. J’ai juste entendu « to pou vinn démon/diab » (entre autres âneries).

  8. Siganus Sutor

    Christopher, c’était pour quoi, le Bounty ? (Chocolat au coco ?)

    Il faudra checker avec l’entourage si zangarna / zanguerna est une expression totalement inconnue, ou pas. Mais peut-être n’y avait-il personne de ce genre-là autour de vous.

    _______

    PS — Vu le nom de ce game lodge au “Sudafrique”, il existe une très forte probabilité qu’il soit tenu par des Mauriciens : http://www.zangarnagamelodge.com/about%20us/zangarna-histoire.html

  9. You’d hope 66 years would indeed suffice, but they didn’t, primarily because the OED was on hiatus almost the whole time. Despite its number, the current OED3 is actually the second edition, the first time that the original text of the dictionary has been reconsidered point by point. Earlier efforts since the end of OED1 in 1928 addressed only new and accidentally omitted words, and some new meanings of existing words. So whatever stood in the text when first published remains there today, unless it is part of the 40% or so of the text that has been updated. And of course copies of it in other dictionaries remain unchanged, alas.

  10. Siganus Sutor

    John, writing dictionaries, or revising them, seems to be a slow process most of the time. The “Dictionnaire de l’Académie française” was and still is famous for the speed at which it was compiled, to the point its own members started to make fun of it (“for 6 months we’ve been on the letter F, and destiny would oblige if it told me I would live up to the letter G”). Things don’t seem to go faster nowadays, despite Google. The revision of the 8th edition was started more than 30 years ago and so far they have published “A” to “quotité” only. But in detachable volumes (“fascicules”) they have managed to reach “réglage”, allelujah! — http://atilf.atilf.fr/academie9.htm

    Is the OED “juggernaut” entry derogatory? Yes, probably, especially in our time of political correctness or so. But is it really that bad? I can’t really make up my mind. The thing is, it contains some 19th century misconceptions, and that’s not very good.

    By the way, John, would you say that the expression juggernaut is in regular usage in American English nowadays, or in English at large?

  11. Renseignement pris au pays, ma soeur ne connaît pas le mot « zangarna », mais connaît la comptine dont parle LOuise mais avec le mot « zakana ». Mon père précise que, pour lui, le zakana (de la comptine) est un oiseau (celui-là ? pas trouvé ce modèle pour Maurice), ce qui pourrait expliquer le bouillon.

    Défi Media se demande si la jeune génération connaît cette chanson, mais ne donne pas plus d’explication. J’essaierai d’en savoir plus bientôt.

    Enfin, les concepteurs du lodge sont bien mauriciens.

    Bounty ? Mari, bon ça ! C’était juste une blague avec les servants à propos du monpère en vacances (la 2ème blague).

  12. Siganus Sutor

    Christopher, cela confirme que dans votre entourage il n’y avait pas de zangarnas. 🙂

    Il paraît en effet fort probable qu’une confusion est apparue entre les mots “zangarna” et “zakana”. Quant à l’oiseau, ce jacana qui n’est pas sans faire songer à notre poule d’eau à cause de ses pattes, il pourrait être de la partie, sauf qu’il ne fait pas partie des espèces qu’on rencontre à Maurice. Mystère.

    Ah, les curés amateurs de petits enfants, ils sont presque en passe de passer en proverbe. De quoi faire grossir les rangs des zangarnas… Quant au Bounty (prononcé “bawn-tee” et non “boune-ti”), je n’en ai jamais été trop friand, avec ou sans ‘monpère’. Trop de coco à mon goût. Mais la publicité qu’on pouvait voir il y a quelques temps était épatante : on admirait ébahi un coco déjà épluché tombant d’un cocotier — http://www.ina.fr/video/PUB3774403129http://www.ina.fr/video/PUB3784124043
    Il est probable que si on avait montré un coco normal à un public européen, la plupart des gens n’aurait pas compris ce dont il s’agissait.

  13. Oui ce coco-là, c’est un coco OGM, il pousse pluché.

    Normal ta, avec un futur évêque manqué dans la famille.
    Douk ça ! Ça m’épate encore qu’on n’ait pas tous connaissance
    des mêmes mots. Poussé par la curiosité, j’ai quand même ouvert mon Carpooran: zangarna nahiba !!!
    En revanche, il y a zakana-zakana: « (??) Bann prémié parol enn santé zanfan ».

  14. Siganus Sutor

    Oui, comme mentionné dans le billet, Carpooran ne parle pas du mot zangarna, ou zangerna. Quant aux point d’interrogation au début de l’entrée pour l’expression zakana-zakana, cela signifie qu’il n’en connaît pas l’origine.

    Il me semble inévitable qu’il existe des mots qu’une personne donnée ne connaisse pas. Peut-on imaginer que tout le monde, sans exception, sache ce qu’est un abaque, une palinodie ou un gentilé ?

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