Crown land

La personne à qui je dois d’avoir fait ce blog (un peu en sommeil ces derniers temps) sur WordPress, personne qui a sans doute a été l’un de ceux m’ayant le plus encouragé à tenir un website, en 2009, cette personne donc, rencontrée sur le blog Language Hat, est connue sur internet sous le nom d’AJP Crown.

Plein d’humour, auto-dérision comprise, érudit, doué d’un esprit débordant d’originalité, photographe d’une grande poésie, architecte de formation, le côtoyer sur internet était un grand plaisir et une source d’amusement sans cesse renouvelée. Et si le mot gentilhomme devait n’être accordé qu’à quelques-uns sur Terre, il aurait fait partie de ceux-là. Homme gentil, il l’était tout particulièrement envers les animaux, notamment les chiens et les trois chèvres qui habitaient avec lui et sa famille.

Je parle de lui au passé. On le devine : il est mort. Cela fait une semaine aujourd’hui. Le sentiment de perte est aussi grand que si je l’avais connu dans la vraie vie plutôt qu’à travers écrans interposés. Je ne saurais suffisamment remercier ceux qui ont créé la toile pour les rencontres — d’abord virtuelles, puis réelles dans certains cas — que cela m’a permis de faire. AJP, je l’ai rencontré pour de vrai il y a quelques années. Nous ne nous étions jamais vus, mais il m’a serré dans ses bras quand nous nous sommes retrouvés en face l’un de l’autre sur le quai de la gare. How un-British, pour un Anglais !

À sa famille il parlait de ses « imaginary friends » avec qui, sans doute, il jouait sur internet. À l’occasion de cette rencontre chez lui en Norvège, il semblait très content de montrer à sa femme un de ces amis imaginaires en chair et en os — et pourvu de l’appétit allant avec. Je lui avais apporté quelques bricoles de Maurice, dont une paire de savates Dodo en guise de clin d’oeil, savates qu’il a tout de suite mises à ses pieds, d’où la photo ci-dessous.

Comme aurait dit Brassens, il n’aura plus jamais mal aux dents, et il n’aura plus besoin de savates. Je lui souhaite bonne route quand même, là-haut dans la montagne, là où l’herbe est parsemée de fleurs sauvages.

Gogote

Gogote
Nom féminin (péjoratif).

Pénis, zizi, bite. Par extension, terme utilisé pour parler d’un imbécile, d’“une andouille”, d’“un conard”. Par extension encore, exclamation marquant l’énervement, la colère ou la surprise, voire l’admiration.

« Cette gogote-là a cassé mon portable ! »

Mot d’un usage très fréquent, peut-être le plus populaire de nos jurons, gogote a probablement perdu au fil du temps un peu de son côté vulgaire. On évitera sans doute de le dire devant sa grand-mère, mais de s’exclamer “gogote !” quand vous renversez votre thé sur la table ne fait plus nécessairement de vous un vaurien — signe que notre société s’encanaille.

Le mot a une origine francophone indéniable, même s’il n’existe pas dans le français standard d’aujourd’hui. Dans des parlers régionaux de France, des mots apparentés comme “gogue”, “goguette” ou “gogot(t)e” ont pu signifier “réjouissance”, “plaisanterie” ou “bonne humeur” ; “boudin”, “andouille” ou “membre viril sans force”. Dans la même famille, “un gogo” peut aussi être un niais, un naïf.

L’histoire complète du mot local reste à écrire, car on ne sait quelle a été sa filiation exacte de France jusqu’à Maurice, mais le nombre de “gogotes” et de “gogoteries” qu’on entend chez nous à longueur de journée (ou de nuit) laisse à penser que sa descendance a encore de beaux jours devant elle — ggt !

Vindaye

Vindaye
Nom masculin.

Plat à base de safran (curcuma), servant à accommoder du poisson ou de l’ourite, parfois de la viande.

« Tu me donnes un vindaye ourite avec du riz, des lentilles noires, des brèdes et un chatini coco — et c’est le paradis ! »

Laissons de côté le débat consistant à décider si le vindaye se mange chaud ou froid — la majorité (froide) n’a pas toujours raison — et voyons ce qui le différencie du cari. D’aucuns mentionnent l’absence de pomme d’amour ou de massala, d’autres la moutarde, la quantité d’oignons ou la cuisson moins complète. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une préparation à mi-chemin entre le cari et les achards dont la raison d’être a pu être la conservation des aliments carnés.

D’où vient son nom ? Serait-ce vraiment du “vin d’ail”, malgré l’absence de vin (tout au plus un peu de vinaigre) et la faible quantité d’ail ? Ce serait possible, par l’entremise du portugais d’Inde, là où on trouvait un vinh d’alho (vin d’ail) ayant prêté son nom à un curry indien, le vindaloo, fort différent toutefois de notre vindaye local. Ce dernier a cependant pu évoluer, passant de “pickles” aillés et vinaigrés à ce qu’on connaît aujourd’hui.

Il n’y a pas (beaucoup) d’ail dans mon rougail ? Il n’y en a guère plus dans mon vindaye, sans qu’il ne se porte plus mal pour autant — miam !

Bringelle

Bringelle
Nom féminin

Légume oblong, généralement mauve. Aubergine.

Tu pourrais prendre trois livres de bringelles au bazar pour moi ?

Rarement un légume aura autant voyagé et sous des noms aussi variés. Originaire d’Inde ancienne (bhantaki, vatingan), il est entre autres passé en Iran (perse badingaan), où les Arabes l’ont pris (arabe (al)-badinjaan) et l’ont emmené jusqu’en Europe musulmane (espagnol alberengena, berenjena, portugais bringella, beringela, catalan alberginia). De Catalogne il a gagné la France au 18e siècle, puis l’Angleterre et la Hollande, sous le nom d’aubergine.

Du Portugal, le mot est reparti vers l’Inde, par la mer cette fois-ci, en faisant le tour de l’Afrique. Si bien qu’à côté du baigan hindi on trouve brinjal, mot d’origine portugaise utilisé en anglais indien ou même en hindi, ainsi qu’en Malaisie et en Afrique du Sud, alors qu’à Madagascar la bringelle est appelée baranjely.

Et à Maurice alors ? Eh bien on l’a importé de l’île Bourbon, où dès 1710 on utilisait un nom issu du portugais, le mot bringella, francisé en bringelle. Mais pourquoi à Maurice et à la Réunion n’a-t-on pas pris le nom “bien français” aubergine, à l’instar de carotte, chou ou oignon ? Eh bien sans nul doute parce qu’à cette époque l’aubergine était quasi inconnue des Françaises et des Français — ces bringelles marronnes !

Pingo

Pingo.
Nom masculin.

1. Petit oiseau au dos marron et au ventre blanc moucheté, introduit à Maurice au 18e siècle.
2. Individu perçu comme étant plutôt bête, un type sans allure, qu’on ne prend pas au sérieux, un “nimporte”.
3. Terme exprimant le fait qu’on soit seul, généralement dans un endroit sans intérêt.

« Il n’y avait personne. On avait l’air malin, plantés là comme des pingos. »

Quand dans un lieu donné il n’y pas grand monde et qu’il ne s’y passe pas grand-chose, on dit parfois qu’on n’y a vu que “deux pingos”, l’expression étant ainsi semblable à (il y avait) “trois pelés et un tondu” ou “quatre chats”. Être seul comme un pingo, c’est se sentir peu de chose. En cela on se rapproche de l’idiot, du “piaw”, du bougre malingre, ébouriffé ou débraillé que peut aussi être un pingo.

Le lien entre l’oiseau et le mot utilisé au figuré — que ce soit pour exprimer l’idée de bêtise ou celle de solitude — est mystérieux, le joli passereau originaire d’Asie du sud-est n’étant ni particulièrement bête ni solitaire. Son étymologie reste obscure aussi : le mot vient-il du yao, langue bantoue d’Afrique de l’Est (cipingo, petit oiseau) ? de l’hindi (ping, couleur marron rougeâtre) ? On ne sait, mais le pingo, lui, s’en finch comme de l’an quarante.

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Cuscuter

Cuscuter
Verbe transitif

Harceler quelqu’un, généralement dans le but d’obtenir quelque chose.

« Depuis une semaine mon fils me cuscute pour aller voir Harry Potter au cinéma. Je n’en peux plus avec lui ! »

Qu’un enfant cuscute ses parents est naturel — n’est-il pas normal qu’il ait des envies parfois pressantes ? Mais, enfants ou adultes, quand les choses vont au-delà de ce qu’on juge supportable cela n’en reste pas moins usant, “minant”, à l’instar d’un continuel courant souterrain qui saperait les fondations même de la patience. On peut dès lors avoir le sentiment d’être littéralement pompé, comme une mère allaitant de voraces petits, ou comme un arbre sur lequel pousserait une plante le parasitant.

La cuscute est un parasite végétal, une liane dépourvue de chlorophylle qui se nourrit en suçant la sève même de la plante-hôte. On comprend dès lors le lien avec le verbe “cuscuter”, “une cuscute” pouvant par ailleurs être une personne collante, fatigante, de celles qui vous importunent sans cesse et vous épuisent.

Le nom français de la liane vient du latin médiéval cuscuta, lui-même emprunté à l’arabe kuchuta, lui-même possiblement emprunté au grec kasytas. Le mot s’est transmis à travers les cultures au cours des siècles. La cuscute est contagieuse et, comme la vermine, elle ne crève pas.

Mourgate

Mourgate.
Nom féminin.

Calamar, mollusque marin nageur au corps fuselé.

« Hier soir à la marée montante on est allé à la pêche à la mourgate. Tout le monde est revenu couvert d’encre ! »

Plus souvent utilisé pour parler de l’animal qu’on voit ou qu’on pêche que de la chair qu’on mange, le nom mourgate est originaire de l’ouest de la France. Sur les côtes de la Manche et de l’Atlantique, de la Normandie à la Charente, des mots tels que margatte, margade, morgad, etc. servent généralement à évoquer une bête voisine du calamar, un autre mollusque souvent confondu avec celui-ci : la seiche. En breton, langue d’où sont issues les diverses appellations ci-dessus, le nom de la seiche — morgad — veut littéralement dire “lièvre de mer” (de mor, mer, et gad, lièvre), le rapide animal aux longues oreilles.

De la seiche au calamar, les différences sont suffisamment faibles pour qu’on les confonde et que les noms s’entremêlent tels des tentacules de céphalopodes. Au point que sur la côte sud de la Bretagne le mot morgate est utilisé, comme à Maurice, pour parler des calamars (ou encornets), notamment lorsqu’ils sont cuisinés “à l’armoricaine”, c’est-à-dire avec une sauce à base de purée de tomates, oignons, échalotes, vin blanc, cognac et crème fraîche. Miam !

Mari

Mari.

1. Adverbe
Très, extrêmement, super.
— Comment tu trouves le nouveau patron ?
— Mari domineur.

2. Nom
Individu remarquable, doué, courageux, fort, supérieur.
« Hier on jouait au football avec Claudio. Il croit vraiment qu’il est un mari. »

3. Locution nominale
“Un/une mari de” : expression méliorative marquant le côté positif d’une chose.
« Je l’adore. C’est une mari de copine ! »

Le mot appartient au registre familier, plutôt jeune. Comme adverbe il peut presque toujours être remplacé par “mauvais” (mauvais bon, mauvais solide, mauvais caillelouche, etc.), sans égard aucun pour les oxymores que cela peut créer.

“Mari”, dont l’usage local dans ce sens aurait débuté autour des années 1960 à 70, provient certainement du mot signifiant “époux” en français, le fait d’être le mari (husband) d’une femme étant vu comme un avantage en soi, une position de force. Devenir le mari de quelqu’un relèverait donc, dans une telle perspective, des relations de supérieur à inférieur. Notre langage traduit ainsi de façon inconsciente le machisme latent de notre société patriarcale, un “mari” étant le contraire d’une “femmelette”.

Que le nom de l’époux, de l’homme, ait même fini par signifier “très”, “beaucoup”, “extrêmement” (sens 1.) n’appelle dès lors qu’un seul commentaire : “Maaari ça !”

Faille

​Faille.
Adjectif.

Faible, en mauvaise santé, fatigué, sans force.

« Ils ont appelé un taxi. Son tonton était trop faille pour marcher jusqu’au bus stop. »

Nulle fissure géologique ici, mais une faiblesse des corps vivants. Si lorsqu’on vous donne des nouvelles de la grand-mère malade on vous dit qu’elle est “bien faille”, il est permis de penser que son état de santé est inquiétant. Quand toutefois le redoublement est utilisé (“il se sent faille-faille”), on fait comprendre que la personne est plutôt en mauvaise forme mais que les choses ne sont pas trop graves.

L’adjectif est issu du verbe français faillir, “faire défaut”, “manquer”, lui-même dérivé du latin fallere, “tromper”, “échapper à”, et il appartient à la même famille que les mots défaillance et faillite. Des expressions voisines se retrouvent en français dialectal (failli, “qui a perdu sa force, mauvais”) et dans diverses langues régionales apparentées au français (fayi, “faible”, failli, “amaigri”, falli, “maladif, languissant”, failli, “faible, chétif”, etc.), locutions auxquelles il faudrait en toute logique rajouter le faille du français mauricien.

En se rapprochant du créole, faille peut parfois signifier “mauvais, détestable”, comme dans “un faille bougre” pour parler d’un type déplaisant ou, plus savoureux, “un faille bâtard”, c’est-à-dire un de ces individus exécrables qui peuvent vous donner la nausée… — Ayo, j’ai failli être faille…

Plote

Plote.
Adjectif.

1. Épuisé, exténué, au bout du rouleau.
— Hier soir j’ai dormi quatre heures seulement. Fouf, je suis plote…

2. Mort (surtout lorsque meurt soudainement un animal ou une personne dont on fait peu de cas).
— Qu’est-ce qui est arrivé au chien qui a passé sous l’auto ?
— Lui ? Plote.

D’usage familier, le mot constitue une façon amusante de dire qu’on a dépassé les limites de ce que le corps peut endurer : est “plote” ce qui ne peut revenir à un état de vie normal, du moins pas dans les délais normaux de résurrection. Il vire au péjoratif quand il exprime le côté trivial qu’on attache à une mort (“ouais, le bougre était plote”).

L’origine du mot est mystérieuse. Baker et Hookoomsing (Diksyoner kreol, 1987) mentionnent un lien possible avec le verbe français peloter (mettre en pelote, en boule), ce qui n’a pas de relation apparente avec le sens qui nous intéresse. Faudrait-il l’étendre au peloton (d’exécution) ? Chercher un lien avec l’écrivain romain Plaute ? Enquêter du côté du “plot” anglais (complot, etc.) ? Tout cela ne convainc guère. Proviendrait-il alors d’une onomatopée imitant le bruit que ferait un corps qui chute ? Il est mort, il est tombé par terre, plote.