Une anecdote savoureuse…
Ce jour-là, lors de la visite du terrain sur lequel une maison doit être construite, il est question du tracé de la limite de propriété (généralement appelée balisage). La dame est anglophone à l’origine (mère anglophone [juin 2016]) mais, ayant épousé un Mauricien, elle a dû vivre à Maurice depuis au moins vingt ans, tant et si bien qu’elle s’exprime d’une façon somme toute très locale, quand bien même son origine anglaise transpire çà et là dans son accent. Le terrain est plutôt rectangulaire mais, à proximité d’un des coins, son balisage part un peu en biais. Parlant un français tout à fait correct de la part d’une personne n’ayant probablement pas pratiqué cette langue dans ses plus jeunes années, la dame explique que cette partie du terrain est “en sulcan”. Ah ! quel bonheur d’entendre cela !
En créole il existe une expression signifiant “en biais”, “en diagonale”, “de travers”. Cette expression est “an silkan”. Dans le Diksioner Morisien de Carpooran, il est question de “edgewise, diagonally”. Baker et Hookoomsing, eux, mentionnent “sur can, en diagonale” et, de façon peu claire, parlent d’un 2e sens : “dans une direction diagonale de.” Quant au dictionnaire de Ledikasyon Pu Travayer, il parle pour sa part de “crooked, askew, squiffy”.

Diksioner Morisien, page 975.
Passons sur le mot crooked (tordu), qui ne me semble pas vraiment convenir, alors que squiffy (éméché, un peu saoul) me semble complètement hors sujet, et concentrons nous sur ce que disent MM. Baker et Hookoomsing, propos repris d’ailleurs en partie par le professeur Carpooran. Tous deux — ou plutôt tous trois — parlent d’une expression française “sur can” ou “en dessus le can”, dans laquelle, on peut le supposer, le mystérieux mot can rime avec camp, quand et chant et non avec canne ou Strauss-Khan.
Ce mot — can — ne figure pas dans le Petit Robert, où l’entrée canada fait suite à camus. Il ne figure pas non plus dans le Grand Larousse. Le Dictionnaire historique de la langue française ne connaît pas d’entrée à can, pas plus que le très-complet Trésor de la langue française. Qu’en conclure ? Que le mot can est une invention de nos lexicographes locaux, une affabulation ?
Carpooran, comme on peut le voir plus haut, parle d’un “français dialectal” dont serait issue l’expression créole, tout en se gardant bien de préciser quel est le dialecte en question et de quelle façon il serait à l’origine de cette expression. Mais peut-être s’agit-il d’une prononciation régionale du mot chant ? On gardera en tête à ce sujet que la consonne douce ch- — prononcée [ʃ], ou “sh-” — du mot chant correspond au son [k] dans d’autres langues (canto en italien, en portugais et dans d’autres langues latines, cantus en latin) ou en français même (cantate, cantatrice, cantique).
Et on gardera aussi en tête que le chant d’un objet relativement plat comme une lame de parquet, une brique ou un livre est sa partie la moins large, aussi appelée tranche. Poser une brique “sur chant”, ce n’est pas la poser à plat comme on le fait couramment, mais sur le côté. Idem pour les lames de parquet, qu’on pose parfois de façon à ce que ce soit la tranche de chaque lame qui soit visible, plutôt que le plus grand côté plat. Peut-être est-ce à ce chant-là, qui serait ou aurait été prononcé [kɑ̃] dans certaines régions, que MM. Baker, Hookoomsing et Carpooran font référence ?
En admettant que ce soit bien le cas, en admettant donc que “an silkan” ait bien l’origine que lui prêtent les auteurs cités, on comprendrait toujours mal pourquoi l’expression française “sur chant”, prononcée donc “sur can” en l’occurrence, laquelle a trait au fait de poser un objet parallélépipédique sur son petit côté plutôt qu’à plat, aurait pu donner l’expression créole “an silkan” signifiant “en biais, de travers”. Car en posant la chose sur (le) chant, on la pose droit, pas en biais ni de travers. Mais la langue, lorsqu’elle évolue ou donne naissance à une autre, ne suit pas forcément le chemin de la logique.
Ce qui était particulièrement réjouissant dans l’usage de cette expression créole par la dame construisant sa maison résidait d’une part dans le fait qu’une personne d’origine étrangère utilise une expression qu’un certain nombre de Mauriciens ne connaissent même pas, et d’autre part qu’elle le fasse en effectuant au passage une hyper-correction fort amusante. Comme il est bien connu que les sons -u du français ont été transformés en -i en créole (la musique = lamizik, la lune = lalinn, tout nu = touni), il arrive que lors d’une tentative de francisation d’un mot créole certains mettent un -u pour remplacer un -i, même lorsque cela ne se justifie pas.
I think of squiffy as meaning drunk. Bias is used in English in dressmaking to mean that the cloth is cut with the warp & weft running diagonally.
Il existe un Belge célèbre, connu comme
« de schieven architeck », auteur notamment d’un projet pharaonique et jamais achevé qui l’aurait, paraît-il, rendu fou, le palais de Justice de Bruxelles.
En brusselair, « schiev », ça veut dire *de travers*, pas droit, tordu (et ça peut être aussi bien moral que géométrique). D’un côté c’est plutôt péjoratif (quelqu’un, quelque chose, de « schiev », ça ne va pas), mais de l’autre (avec ce goût particulier de l’époque pour tout ce qui est transgressif), ce peut être perçu comme une forme d’originalité : témoin ce lieu très branchouille de la vie bruxelloise…
« Schiev » (que j’aurais tendance à rapprocher de l’anglais squiffy, bien que vous et A.J.Crown sembliez sceptiques) me semble être l’exacte traduction de ce « an silkan ».
Quant à l’origine française du mot, je suis vraiment perplexe. J’ai pensé à l’expression « foutre le camp » (familier, s’en aller), souvent aussi employée dans le sens de « se déglinguer », « aller de travers », « mal tourner », « foirer », « partir en vrille » etc. (exemple fort discret dans le TILF » Au fig. [En parlant d’animés] Se dégrader. Tout fout le camp avec la République (E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1870, p. 651).
J’ai trouvé !
Rem. On rencontre avec le même sens le subst. masc. can ou cant, terme de charpent., attesté ds BESCH. 1845, Lar. 19e-20e, LITTRÉ et QUILLET 1965 et terme de mar. attesté ds QUILLET 1965 avec le même sens. Sur le cant, de cant. De côté.
AJP, generally bias has a negative overtone, which is a sort of bias in its own right when you think of it. But it shouldn’t be bad enough to sulk.
A15, intéressant, cet architecte qui a eu la bride sur le cou pour faire ce qu’il voulait. Ça n’arrive pas tous les jours. Le bâtiment semble assez grandiose — écrasant même. Quel est son état aujourd’hui ?
Si “schiev” a une connotation péjorative, ce n’est pas toujours le cas pour “an silkan”, bien que ça puisse l’être (siz an silkan, mars an silkan). Souvent l’expression ne sert qu’à décrire un état de fait, comme dans le cas de la dame, sans qu’aucun jugement ne soit porté, même de façon sous-entendue. Une chose “an silkan” n’est pas forcément quelque chose qui a mal tourné.
Et je pense que vous avez bien retrouvé le lien qui manquait en le chant et le can. En regardant le DHLF à chant, on tombe sur quelque chose de similaire : “Chant ou champ est issu (v. 1155) du latin canthus, ‘bande de fer qui entoure la roue’, mot probablement d’origine celtique (gauloise). ▪ Le mot est technique et désigne la face la moins large d’un objet parallélépipédique. On rencontre aussi can ou cant (charpente, marine).” Mais, encore et toujours, mon esprit se refuse à faire le lien entre une chose posée sur le côté et une chose en biais.
Chez nous, le mot pour la face d’un élément… est « canto », du latin « cantus » (comme votre « chant » et notre « canto » reliés avec la musique) mais d’origine celtique, selon notre dico, et c’était le nom de la jante en métal d’une roue.
Il semble que nous sommes attelés à la même charrette. Dans mon dico de latin j’ai trouvé « cant[h]us » (gr. « kanthós ») pour la bande de fer.
Siganus, merci d’avoir mentionné ce cas sur facebook où je l’ai vu et lu. Je ne connaissais pas le mot qui est sûrement « le cant ».
De biais, de travers, sus le cant : ces différentes positions ont en commun qu’elles s’opposent à (de) droit, c’est pourquoi dans certains cas on a pu les confondre les unes avec les autres. (« Sus » est l’ancienne prononciation de « sur », conservée dans « dessus » et dans certains dialectes, et de là aussi dans les créoles).
Il existe une autre explication au surnom « schieven architek » donné à Poelart : les nombreux ouvriers anglais ayant travaillé sur les chantiers de Poelart l’auraient appelé « chief architect », ce qui aurait été déformé par la population locale (notoirement moqueuse) en « schieven architek »…
Le Palais de Justice de Bruxelles : une surface au sol de 2,6 hectares (soit un carré de 162 mètres de côté), 60 000 m3 de pierre blanche du Jura et de petit granit, 8 cours intérieures, 4 941 marches d’escaliers. Le portique d’entrée pèse une quinzaine de tonnes et s’ouvre sur 15 mètres de haut. La pyramide initialement prévue par Poelaert a été remplacée par un dôme de cuivre culminant à plus de 100 mètres au dessus de la salle des pas perdus, surmonté d’un clocheton vitré, lui-même coiffé d’une couronne royale dorée.
C’est réellement monumental, mais je l’ai toujours connu « en travaux »…. Il remplit néanmoins son office de Palais de Justice, c’est-à-dire que juges, malfrats et avocats s’y côtoient quotidiennement.
Par ailleurs, il est au coeur de l’une des BD les plus géniales (à mon avis) du XXème siècle : Brüsel, de François.Schuiten et BenoÎt Peeters. A lire absolument.
(Pardon pour cette longue digression)
Jesús, le belcanto est une belle jante de charrette, c’est bien connu — surtout en Espagne.
Marie-Lucie, peut-être n’est-il pas nécessaire de remonter à “sus”* pour trouver une origine à “silkan”, mais il pourrait être intéressant de noter qu’au Canada, à en croire le wiktionnaire, on utilise (encore) la prononciation “kan” :
http://fr.wiktionary.org/wiki/can
can /kɑ̃/ masculin
(Vieilli sauf au Canada) Face la moins large d’une pièce de bois.
Par ailleurs, dans Les créoles français entre l’oral et l’écrit, un livre collectif publié sous la direction de Ralph Ludwig à Tübingen, il est possible de lire à la page 130 que can serait une forme normande de chant (Robert Chaudenson). Peut-être rencontre-t-on toujours cette prononciation en Normandie ?
Aquinze, j’aime beaucoup l’expression “schieven architek”. Je pense que je vais l’utiliser à l’occasion. Quant à ce palais de justice perpétuellement en travaux, il n’est pas sans faire penser à la Sagrada Familia de Barcelone. Mais on se demande comment la justice a pu suivre un cours apaisé, autant que faire se peut, au milieu d’un éternel chantier. À moins que le bâtiment soit suffisamment grand pour qu’on effectue une rotation entre les parties en travaux et les parties en service.
J’avais La fièvre d’Urbicande quelque part sur mes étagères mais ça doit faire plusieurs années que je ne l’ai pas vu. Je trouve le dessin un peu rigide pour une BD, mais je suppose qu’il s’agit d’un style qui peut se défendre, surtout s’il est question d’architecture. Parmi les albums de la série on trouve L’enfant penchée, ce qui illustrerait parfaitement ce dont il est question dans ce billet-ci.
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* Le mot créole pour “sur” n’a rien à voir avec son équivalent français car il se prononce “lor” : “monter sur la table” = “mont lor latab”.
>Siganus Sutor
?
Je regrette d’arriver si tard sur ce billet ( mes obligations professionnelles, etc.). Tout a déjà été dit…
Mon Quillet millésime 1936 comporte bien un article « can ou cant , n.m ( même mot que http://www.ina.fr/video/I05124064, côté) [Charp] La face la moins large d’une pièce de bois. »
Le TLFi me dit de « Noter comme terme de charpent. la var. dial. norm. et anc. can(t), ds Besch. 1845 ». La forme can est issue du normand.
Quant à l’évolution de sens, je la vois comme ça : posé sur le chant, sur le côté, n’est pas la pose la plus habituelle d’une pièce. Une pièce posée ainsi est posée de travers et ce qui est de travers est oblique …
Jesús, le commentaire du 1er décembre à 8h42 se voulait être une tentative de joke prenant comme point de départ ce que vous disiez à propos du mot espagnol canto* (jante de roue). Mais si canto peut être un chant hispanique, le bel canto (ou belcanto) ne peut être qu’italien je crois — à ne pas confondre avec Beau Champ.
Leveto, tout n’a pas forcément été dit. Le chant est large si votre registre est étendu, et les cancans peuvent être innombrables. Peut-être une chose posée sur le côté peut-elle être considérée comme étant de travers, mais je persiste à penser que pour évoquer la notion de biais, de diagonalité si vous voulez, on aurait pu — on aurait dû — faire appel à autre chose que le côté d’un objet parallélépipédique.
* aussi un ancien footballeur français si j’ai bien suivi
>Siganus Sutor
Merci de la réponse. Quant à « canto », je préfère « Rolling Stones » (litt. « cantos rodados » en espagnol, une autre aception du mot) à Bianca Castafiore :- )
Il semble que cette expression trouve son origine dans la langue des marins, et d’abord dans le dialecte normano-picard qu’ils parlaient. Plusieurs auteurs (notamment Bollée, à l’entrée « can ») rapprochent l’expression en usage à Jersey sus can, incliné d’un côté (sur chant). En normand, canter signifie pencher, et le mot a essaimé au Canada et aux Antilles.
Je mets dans un message suivant quelques liens qui peuvent être intéressants à explorer.
http://books.google.fr/books?id=VUufR_-Kf8kC&pg=PA206&dq=%22sus+cant%22&hl=fr&sa=X&ei=Ev1-U7TqIcaR0AWIl4D4BQ&ved=0CDgQ6AEwATgK#v=onepage&q=%22sus%20cant%22&f=false
http://books.google.fr/books?id=aKJiAAAAMAAJ&q=%22sus+cant%22&dq=%22sus+cant%22&hl=fr&sa=X&ei=Ev1-U7TqIcaR0AWIl4D4BQ&ved=0CGYQ6AEwCTgK
http://books.google.fr/books?id=m7VRwpUovqwC&pg=PA67&lpg=PA67&dq=normand+canter+pencher&source=bl&ots=ZbXJOVRH5Q&sig=0cCw9837Nylzwu6z4ViqiyfywqQ&hl=fr&sa=X&ei=gf5-U9DWKvH20gW1w4D4CA&ved=0CDMQ6AEwAA#v=onepage&q=normand%20canter%20pencher&f=false