Archives quotidiennes : 9 décembre 2012

Grayer

Grayer, greyer, greiller.
Verbe transitif.

Pratiquer des entailles sur une surface de béton destinée à recevoir un crépi ou un revêtement de sol ou de mur, de façon à ce que l’enduit accroche mieux sur la surface ainsi rendue rugueuse. (Le mot se prononce comme les verbes payer et rayer et non pas comme les verbes railler ou grailler.)

Greillage d’un beam.

Il faudra finir de grayer la dalle demain pour pouvoir commencer le crépissage lundi matin.”

La plupart du temps les hommes utilisent une petite hache pour greiller les colonnes, les beams et les dalles, et cela fonctionne plutôt bien. Il faut cependant que l’outil ne s’ébrèche pas trop facilement.”

Il y avait au moins huit personnes qui grayaient l’intérieur du bâtiment. Ça faisait un tapage d’enfer et l’air était plein de poussière de béton, mais ils ont tout fini en un seul jour.”

Le mot étant d’un usage relativement restreint, utilisé exclusivement dans le domaine de la construction, vu de surcroît comme un mot technique, on ne le rencontre guère dans la littérature ou la presse. Il figure toutefois dans le Diksioner morisien et dans le Diksyoner kreol angle de Ledikasyion Pu Travayer :

grey (v)
Variations: greye
1. to smooth the walls before painting
2. to dent walls before plastering

Toutefois, l’acception n° 1 ci-dessus — celle ressortissant au fait de lisser un mur avant de le peindre — m’est totalement étrangère. Je ne l’ai jamais rencontrée et je dirais même qu’elle va à l’encontre du sens habituel du verbe grayer, qui est de rendre rugueux et non lisse. Cette confusion des sens ne manque pas de piquant de la part d’une organisation dont le but affiché est d’éduquer les travailleurs.

On trouve l’expression dans le dictionnaire créole de MM. Baker et Hookoomsing aussi, à la page 123 :

grey/e […] F Rendre une surface rugueuse avant d’appliquer une couche de béton ou d’enduit, etc. □ <?? (?<Fd cf Fst rayer).

Les auteurs du Diksyoner kreol morisyen n’ont que des points d’interrogation pour ce qui est de l’origine de l’expression. Tout au plus suggèrent-ils de voir du côté du verbe rayer en français standard.

Toutefois, un mot voisin semble exister au Canada francophone, un verbe qui en général est écrit greyer et qui ressortit au fait d’être équipé, d’être pourvu, d’être habillé.

Alors que certains termes se font rares dans les dictionnaires, se greyer ou se gréer se trouve dans la plupart des lexiques canadiens français. La définition est la même dans tous les volumes, c’est-à-dire «s’habiller, s’acheter du linge, s’appareiller et meubler une maison.»

Comme en Acadie, en Saskatchewan on disait aussi «il est bien greyé d’outil» voulant dire que la personne possédait une belle collection d’outil.

Le terme figure même dans la littérature québécoise. David Rogers, dans son Dictionnaire de la langue québécoise rurale, a relevé l’exemple suivant: «Achète ci, achète ça, y a toujours un morceau qui manque; on greye pas un enfant du jour au lendemain.» Vézine Marcel Trudel, page 180.

(Musée virtuel francophone de la Saskatchewan.)

Dans le dictionnaire ci-dessous, dû à l’écrivain et homme politique acadien Pascal Poirier (1852-1933), deux origines différentes sont proposées pour le verbe canadien greyer. L’une renvoie au mot graie qui relèverait de l’habillement d’une jeune mariée, l’autre renvoie aux termes maritimes agrès et gréer.

GREYER. Gréer, apprêter.
Greyer la table: la dresser; La table est greyée: est dressée, est servie; Cette femme est bien greyée: bien mise; Greyez-vous pour partir: habillez-vous pour partir; Être bien greyé pour le froid: c’est être chaudement vêtu; Se greyer: c’est se vêtir, s’habiller.
Je suis bien greyé d’attelage: J’ai tous les chevaux ou les boeufs de labour dont j’ai besoin; Greyer la maison: la monter, la meubler; Greyer une goélette: la pourvoir d’agrès et de tout ce qu’il faut pour qu’elle puisse prendre la mer;
[…]
D’où vient le mot? Comme le cheval de Ménage, il vient de loin et a beaucoup changé (de sens) sur la route. Métivier prétend qu’à l’origine, graie (d’où greyer) était «la parure matinale, l’habillement, le trousseau d’une jeune mariée». Le Héricher croit que gréer vient de agrès, en vieux français angrois, bijou. Clédat nous dit que gréer vient de l’allemand gereiten, garnir un navire.

(Pascal Poirier, Le Glossaire acadien, réédité en 1993.)

Le verbe canadien présente une homonymie certaine avec le grayer mauricien, mais les sens sont si éloignés qu’il paraît peu probable qu’il puisse s’agir de mots apparentés.

Légèrement plus proche — encore que cela puisse se discuter —, on trouve dans le Trésor de la langue française, à l’entrée gréer, un grayer synonyme de “abattre le mât (d’un bateau)”, expression figurant dans la Vie des saints de Bretagne armorique : “Lequel ayant dit adieu à sa sœur & donné sa bénédiction à ses filles, remonta sur mer, &, ayant traversé l’Occean Britanique ou Manche d’Angleterre, aborda à l’Isle de Heassa ditte en François Oûessant, éloignée de la coste du bas Léon de sept lieues de Bretagne, où ils prirent terre, l’an 517, grayerent leur vaisseau & le tirèrent à sec”. Mais, une fois encore, les acceptions paraissent trop éloignées l’une de l’autre pour qu’un parallèle puisse être fait entre l’abattage d’un mât et l’opération consistant à rendre rugueuse une surface de béton.

Peut-être, pour suivre l’indication de Baker et Hookoomsing, ne reste-t-il qu’à voir ce verbe grayer comme une corruption du verbe rayer, bien que cela paraisse peu vraisemblable compte tenu de l’existence, tant en français mauricien qu’en créole, du verbe rayer lui-même. Pourquoi un rayer serait-il devenu grayer alors qu’un autre rayer (rayer un morceau de métal, rayer une phrase, rayer quelqu’un (au football), rayer un “case” à la cour) serait resté, pour ce qui est de sa prononciation, tel qu’en français standard ?

Toutes ces interrogations philologiques n’empêcheront cependant pas aux maçons de Maurice de grayer leur béton sans états d’âme, quand bien même l’origine du mot décrivant leur action leur est inconnue.

Mur en béton après un grayage intensif.